Habiter la Rue

Dessins

Crayon graphite sur papier / 13 x 20 cm - 2019

HABITER LA RUE

Qu’avons-nous en commun avec les hommes, les femmes, parfois les enfants qui, abandonnés à eux seuls, occupent ce que nous appelons « la rue », c’est-à-dire là où nous n’habitons pas : un banc, un porche d’immeuble, un abribus, une arche de pont. Autant de lieux où nous passons et où ils demeurent. Au-delà de nos portes et de nos fenêtres. Au-delà de notre propre regard.

Rien ou si peu que ce n’est rien. Ils ne sont pas notre reflet, pas même inversé. Ils sont en dehors de notre champ de vue. Car nous ne pouvons les voir. Pas seulement parce que notre rejet inavoué ou notre culpabilité non assumée nous fait détourner les yeux. Plus encore parce que nous n’avons ou ne voulons rien avoir à partager avec ces êtres qui ont sombré, sauf une humanité perdue que nous peinons à reconnaître.

Et pourtant, ils sont là. Bien là. Davantage qu’habiter la rue, ils habitent leur corps. Un corps immobile, lourd, résistant comme la glaise dont ils semblent faits. Ce corps exsude à nos yeux la résignation, mais celle-ci est concrétion. Avec le temps, ils ne sont plus que masse. Une matière où s’effacent les traits, les marques, les signes de l’âge, du genre, de l’origine.

Isabelle Declève a perçu cette fermeture et l’énigme qu’elle renferme. Tout en même temps que notre impossible regard sur eux. L’absence d’yeux de ses personnages est l’absence des nôtres. L’enfouissement de leur âme sous des couches de vêtements et parfois de crasse est l’atonie de la nôtre, étouffée par notre assurance et la crainte de la perdre.

Alors que, parce que l’âme de ces hommes et de ces femmes de la marge ne nous est pas accessible, parce que le fossé est devenu si large entre eux et nous, ce sont leurs corps qu’Isabelle Declève, proprement sidérée par leur présence-absence, va travailler, va peu à peu rendre présents, amener à la vie, non sur le vif, non in situ, pas dans la rue, mais dans son atelier, à la table, en actant l’écart qui la sépare de son sujet, en l’intégrant à sa représentation et, par là, en tentant de le combler.

À partir de croquis, qui, dans leur finesse, disent déjà l’invisibilité du sujet et l’humilité de l’artiste devant sa résistance à être saisi, véritables relais entre la réalité et sa représentation ou viatiques sur le chemin à parcourir pour relier les deux, Declève s’attaque à ce qui à la fois renâcle et, seul, se donne à la vue : le corps et ce à quoi il paraît être réduit, une matière.

Matière contre matière, main contre corps, elle joue alors de la gouache comme d’une huile épaisse, multiplie les couches comme celles des vêtements et de la peau, lutte parfois au couteau, garde les signes de cette lutte avec le matériau et le sujet qu’il renferme, ainsi la trace de la bande collante qui enserre le papier et le fixe à la table. À la manière de Soutine ou Kokoschka, elle sculpte la torsion des membres, l’affaissement des chairs, les cris morts, l’expression autant violente que bâillonnée. Tout devient mouvement non plus des corps mais de l’artiste en quête de la vie enfouie, de l’âme dissimulée et du récit muet.

Et peu à peu, dans le clair-obscur de l’atelier, les couleurs, ici matière par excellence de la peintre dans le sillage de Bonnard et de Van Gogh, deviennent les lumières qui en traversant la masse brute des corps, lui donnent forme et, vives, lui rendent vie. Une vie en art.

Dans les gouaches de Declève, ce que nous regardons ce n’est pas l’habitant de la rue que nous n’avons pas pu ou osé regarder, mais cet être refaçonné qui, par les couleurs, matières et lumières surgies de la confrontation intime de l’artiste et de son sujet, nous oblige à le voir. Habitant non plus à nos pieds sur les trottoirs que nous foulons, mais face à nous, dans un éclairage, voire un éblouissement qui nous l’expose, sinon dans une dignité rendue, au moins dans la force d’une existence retrouvée. Habitant toujours la rue, mais aussi, désormais, notre regard.

Jean-Pierre Orban

Décembre 2020

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